Incidences nouvelle
2022
Ecriture créative
15 000 signes
Cette nouvelle a été initiée par le lancement de la 1ère édition du concours Le Shift et les Lettres. L’association The Shifters, association des bénévoles du Shift Project, propose de formuler des “récits dont l’histoire se déroule en 2050, en France, dans une économie qui a opéré une transition bas carbone selon les modalités décrites dans le Plan de Transformation de l’Économie Française (PTEF), document programmatique élaboré par The Shift Project”, en se posant les question ssuivantes : - Quel avenir serait possible dans une France décarbonée en 2050 ?
- Quels changements individuels et collectifs auraient lieu dans une économie bas-carbone ?
- Que voudrait dire cette transition et ses impacts économiques pour les liens sociaux, le sens du travail, la solidarité ?
La version finale de la nouvelle a pris quelques distances avec la vision du PTEF et propose de suivre Maria, “façonneuse”, prise dans les tourments de son chantier d’école, à l’arrêt à la suite d’une mystérieuse découverte...
Ecriture créative
15 000 signes
Cette nouvelle a été initiée par le lancement de la 1ère édition du concours Le Shift et les Lettres. L’association The Shifters, association des bénévoles du Shift Project, propose de formuler des “récits dont l’histoire se déroule en 2050, en France, dans une économie qui a opéré une transition bas carbone selon les modalités décrites dans le Plan de Transformation de l’Économie Française (PTEF), document programmatique élaboré par The Shift Project”, en se posant les question ssuivantes : - Quel avenir serait possible dans une France décarbonée en 2050 ?
- Quels changements individuels et collectifs auraient lieu dans une économie bas-carbone ?
- Que voudrait dire cette transition et ses impacts économiques pour les liens sociaux, le sens du travail, la solidarité ?
La version finale de la nouvelle a pris quelques distances avec la vision du PTEF et propose de suivre Maria, “façonneuse”, prise dans les tourments de son chantier d’école, à l’arrêt à la suite d’une mystérieuse découverte...
Maria tournait et retournait les plans à la recherche d’une version du site pouvant éclairer la situation. Elle remonta les différentes modifications du règlement d’urbanisme, elle chercha une quelconque mention de stockage sur cette parcelle. Le projet se situait dans une ancienne zone Agricole, qualifiée depuis peu zone Biens Communs et, à la lecture du plan cadastral, l’échelle des bâtiments ressemblait davantage à celle des étables et des hangars d’une exploitation agricole qu’aux installations d’une décharge communale.
A une centaine de kilomètres de son atelier, son chantier d’extension d’une école était à l’arrêt. Quatre jours plus tôt, la pelle d’un façonneur s’était plantée droit dans une masse dure, en lieu et place de la motte de terre qu’il espérait dégager. Le façonneur avait cru à une pierre ; il n’était pas rare aux abords des mares de retrouver d’anciens ouvrages de lavoirs. Il retira une fine couche de terre et vit se dessiner une ondulation suspecte. Il dégagea davantage l’obstacle et visualisa bientôt une plaque en Fibrociment : ce type d’ouvrage qui ressemblait à une tôle ondulée contenait neuf fois sur dix de l’amiante.
L’école en question avait été établie une trentaine d’années plus tôt, sur les vestiges d’une ferme. Cette ferme faisait partie des nombreuses exploitations intensives en faillite qui avaient semé des ruines industrielles en plein champs. A sa reprise, le site présentait une pollution partielle des terres agricoles, mais les surfaces non artificialisées, généreuses et diversifiées, avaient séduit trois jeunes urbaines. Au regard des quelques dizaines d’hectares dont elles avaient besoin, ce site était aussi le seul qu’elles pouvaient s’offrir. Myriem, Alice et Soula s’étaient alors arrimées à ces anciennes étables de tôles et de polycarbonates jaunies comme un champignon à son tronc décapité. Fébrilement, années après années, l'école des Forêts avait proliféré entre les ruines de ce qui accueillait autrefois des batteries de poulets et de pintades, des silos à grains, des sacs d’engrais, des tracteurs. Les trois fondatrices s’étaient imaginées vivre et se multiplier sur cet ancien site de production, là où d’autres ne voyaient qu’une perte sèche de capital. Les débuts avaient été exigeants : les premiers enfants déambulaient entre les charpentes métalliques découvertes et des bâtiments pour partie effondrés. Puis, petit à petit, des essais de rénovation en tout genre rassemblant des objets, des matériaux et parfois même des espèces jusque-là impensables avaient été tentés.
Les Trois Guignes, comme elles s’amusaient à se nommer alors, organisaient des ateliers d’expérimentation de matériaux et de techniques de construction. Elles essayaient de pallier les difficultés croissantes d’approvisionnement dans le secteur. Leur penchant pour les ruines immobilières avait renforcé les liens avec le voisinage rural : elles récupéraient tout ce qui était récupérable sur les sites destinées à la démolition. L’école avait développé en quelques années un savoir faire sur la conversion des anciens entrepôts métalliques des zones d’activités en déclin. Débarrassés de leurs isolants cancérigènes, les panneaux sandwich en métal étaient désossés et utilisés pour contreventer les murs en torchis. Les Trois Guignes avaient pris le parti de vivre des ruines de ce qu’avait produit le siècle précédent.
Dans le train intercanton qui filait entre les collines verdoyantes, Maria relisait une énième fois le rapport de son équipe sur place. Il précisait les résultats partiels des sondages effectués la veille autour de la découverte. Le géotechnicien avait fini par quadriller l’ensemble de la zone dédiée à l’extraction de la terre pour la construction de l’extension. Les rives et l’entour de la mare servaient depuis vingt ans désormais de ressources pour les constructions en terre crue de l’école. Il y avait eu trois grandes campagnes de construction à partir de cette terre-là.
En arrivant à la gare du Quercy Vert Est, à une dizaine de kilomètres de l’école des Forêts, Maria avait saisi ceci : sur plus de soixante-dix mètres carrés, les sondages révélaient des masses à une profondeur équivalente à celle de la découverte, un mètre sous la surface du sol. La plaque découverte n’était que la première. Lorsqu’elle arriva au dernier virage l’entrainant sur le chemin de l’école, Alice et Soula s’étaient précipitées dans la direction de son vélo : elles l’avaient quasiment fait tomber sur la castine, en balançant leurs bras et tout leur corps contre celui de leur ancienne protégée. Elles courèrent à ses côtés, Soula désactiva sa batterie espérant la faire râler. Ce que Maria fit, de manière prévisible, un ton de voix légèrement plus mûr que lors de ses déambulations dans l’école dix ans plus tôt.
Maria logea son bolide dans la pièce de recharge, à l’entrée du site, avant de rejoindre ses bienveillantes guignes endeuillées de leur Myriem chérie. Au centre de la cour et de la quinzaine de bâtisses de tailles, d’usages et de fantaisies hétéroclites, Alice lui chiffonna ses cheveux gras et mi-longs. Elle s’amusa de sa tenue, trop urbaine à son goût. Soula la questionna sur son trajet depuis Toulouse, lui demandant à plusieurs reprises si elle avait eu le temps de manger correctement. A chaque fois que Maria revenait ici, elle envisageait les lieux depuis ses années adolescentes : les bâtisses rapiécées de tôles, de briques de terre crue ou cuite, de parpaing maintes fois déplacés, de tuiles et de tentures, de tissus, de chanvre et de chaux, se peuplaient de fantômes. Le souvenir de Myriem surgissait d’un appentis et traversait la cour. Les échos d’une voix ferme lui rappelait la manière avec laquelle Myriem transmettait les arts du façonnage aux jeunes apprentis, de tout âge, de tout horizon, venus l’écouter. Le façonnage était un art du tissage et de la composition. Il s’agissait principalement de joindre des choses ou des êtres, dans les bonnes proportions, suivant le ou les bons mouvements et les quantités adéquates. C’était un art premier, un art de justesse. Ceux qui le pratiquaient développaient une appétence pour la combinatoire, l’agencement, les associations. Maria écoutait encore Myriem à chacun de ses pas dans cette cour.
Un peu plus tard, le façonneur qui avait découvert la tôle la conduisit à la mare. Les autres travailleurs, une trentaine, à l’arrêt depuis quelques jours, se rassemblèrent autour du vestige. Ils scrutaient le visage de Maria à la recherche d’une expression leur indiquant l’ampleur de la situation ou l’espoir de sa résolution rapide. La plupart étaient envoyés par les coopératives publiques de construction, par groupe de cinq à dix. Quatre d’entre eux suivaient le programme de réorientation locale, permettant aux travailleurs de Caussade Semences, victimes de l’effondrement des grandes cultures, de se former sur de nouveaux secteurs. Elle constata les “tôles” de Fibrociment, les monceaux de terre rassemblés autour du trou. Elle repéra les sondages qui quadrillaient la zone alentour.
“ Alors ? ”
Alors rien. Maria sentait la colère frémir et se formuler plus précisément à chaque pas erratique autour de la mare. Elle ne savait pas par quel angle aborder le sujet, ni quel était le problème précisément, son périmètre, sa profondeur, ni même si, ce qui menaçait le site et le projet d’extension se trouvait ou non sous leurs yeux.
Devant la découverte de matériaux nocifs, le protocole était le suivant : il fallait convoquer une entreprise spécialisée, découvrir l’ensemble du site exposé, extraire les plaques et les terres polluées soigneusement, les envoyer dans un centre de décontamination, puis procéder au recyclage de ce qui pouvait encore l’être. En imaginant le coût énergétique d’une telle opération et les délais d’intervention, Maria eut le vertige. Elle s’assit sur un terril de terre certainement polluée mais, à ce moment précis, elle n’en avait plus rien à faire.
Ils entendirent soudain un klaxon fuser à plusieurs reprises et résonner dans le cirque géographique qui encerclait l’école. Les forêts de chênes, les prés fourragers et les îlots de maraîchage formaient une ceinture végétale de près d’un demi-kilomètre de largeur autour des bâtisses. Maria remonta de la mare en traversant la serre d’aquaponie et fit signe à Soula de la rejoindre. La sexagénaire était en train de rassembler les plants prêts à être distribués sur la zone sud du site.
“ Ça doit être la coopérative, lui lança à la hâte Soula, notre créneau commence aujourd’hui”… Dans le chamboulement qu’avait provoqué la découverte, Maria en avait oublié le calendrier du chantier.
La presse était attachée à l’arrière d’un camion aussi vieux que Soula. Maria remarqua les nombreuses modifications de motorisation, les ajouts successifs de coffres, de réservoirs, de batteries. Le chauffeur vint à sa rencontre, elle signa le reçu et lui indiqua le hangar de foin, quelques dizaines de mètres en contrebas, derrière les salles de travail de l’école, la salle de conférence et les ateliers de construction. Le foin avait été stocké chez les voisins des alentours. Les maraîchers, les adolescents et les apprentis avaient dégagé l’espace sous la direction d’Alice, dans le but d’entreposer les briques de terre compressée durant les deux mois de leur séchage. La presse devait être disposée à l’entrée, près des alimentations électriques reliées au réseau communal, le seul qui pouvait assurer une continuité de fourniture. Si le coût d’une telle alimentation n’était pas négligeable, Maria avait balancé le budget de l’extension sur deux années scolaires, ce qui équilibrait la consommation du site : l’an prochain, le second-oeuvre serait réalisé sans mécanisation et sans électricité. ll fallait bien compenser.
Les racks s’alignaient sous la charpente de la grange, vides, installés depuis quelques semaines déjà par la coopérative du Quercy Vert : du chantier de la chaufferie collective voisine, les bénévoles les avaient transportés directement à l’école.
Seulement la moitié de la terre nécessaire à l’extension de l’école avait été prélevée. Pourtant le façonnage des briques ne pouvait plus attendre : la presse repartirait dans quelques semaines sur un autre chantier du canton. Maria fixait les silhouettes cadavériques de l’infrastructure de stockage, le regard dans le vide, quand elle sentit soudain une forme de certitude prendre le pas sur la panique. Elle balança son visage vers le drone qui tractait la presse sous le hangar, vit l’engin massif voguer tranquillement en direction de son emplacement final et glissa alors à la Première Façonneuse en charge :
“ Toute la terre déjà rassemblée devant le hangar, considérez-la saine : tamisez-la. Celle qui reste près de la découverte, on n’y touche plus. Tu enchaînes sur le façonnage de ce qui peut l’être, relance les équipes, rappelle les apprentis. On continue. Pour le reste, je m’en charge”.
Elle contourna la presse et le groupe de façonneurs en train de l’équilibrer et de la stabiliser au sol. Elle prit Soula à part, lui indiqua d’un coup de menton la base de vie installée sous le préau du gymnase et lui ordonna d’aller actionner le système de sécurité du chantier.
Maria se dirigea ensuite d’un rythme aussi déterminé que les minutes précédentes vers l’espace de restauration du site, sous les tilleuls, elle interpella le groupe de façonneurs qui sirotait une infusion de menthe poivrée et désigna celui qui avait découvert la tôle.
“ Je suis Dimitri, Maria.
– Bien Dimitri, penses-tu pouvoir m’aider ?
Dimitri roulait ses doigts trempés de boue les uns contre les autres, façonnant de petites billes de terre qui s’épaississaient un peu plus à chaque roulis. Il hocha la tête en signe d’affirmation.
– Suis-moi. Les autres : le façonnage débute, tous au hangar”.
Dimitri emboita les pas de Maria, en silence. Elle semblait possédée par des idées extrêmement vives surgissant à chaque mouvement de tête ou de regard.
Arrivés devant la plaque découverte, Maria commanda un bras-constructeur depuis sa tablette. Dimitri fut surpris : généralement ces engins n’étaient pas utilisés sur les chantiers, leur fonctionnement étant trop onéreux. S’ils restaient obligatoires pour des raisons de sécurité, ils ne sortaient jamais de la base de vie. Le bras mécanique arriva en dévalant le pré qui joignait le gymnase à la mare. Maria positionna l’engin à bonne distance des tôles.
– Tu es sûre de toi, Maria ? lança timidement Dimitri. Cette opération lui coûterait cher, mais elle devait comprendre ce qui l’attendait à quelques centimètres sous terre. Maria hocha la tête et tous deux entamèrent la saisie. Une à une, le bras articulé désengonça les plâques entassées, jusqu’à la dernière, qui resta bloquée.
– Elle est vissée, regarde ! s’exclama Dimitri.
Ce détail était plutôt inattendu. S’il s’agissait d’un enfouissement sauvage, la dernière “tôle” n’aurait pas plus que les précédentes, été fixée. Elle regarda les plaques extraites des profondeurs, étalées les unes à côté des autres, gauches, lessivées. Lessivées comme si quelque chose ou quelqu’être vivant les avaient longuement parcourues ou frottées. Maria se précipita sur la plus éloignée et examina une ombre plus profonde que les autres à la surface de l’onde centrale. L’ombre en question n’était pas fixe et déterminée, comme attendu : elle vibrait. Elle ne semblait pas non plus reliée à une chose en particulier. Elle n’avait pas de source, elle était indépendante. Maria se pencha plus près encore et avança son doigt à la surface de la tâche : à l’approche du coussinet de peau, l’ombre se rétracta légèrement. Au bout de l’index, une sorte de fourmillement fit sursauter Maria, elle retira sa main, puis son visage, elle entreprit de viser chaque plaque de Fibrociment, elle inspecta les coins, les tranches, les surfaces, et devant chaque ombre un peu plus suspecte que les autres, elle approcha son oeil et son doigt.
Dimitri se rapprocha de la dernière tôle extraite et se concentra sur l’empreinte que les têtes de vis avaient laissées : il distingua des traces noires et disparates et, si le phénomène restait marginal, presque indiscernable, il jura bientôt à Maria :
“ Je ne sais pas comment dire autrement : l’ombre à fait des écarts, puis elle est revenue dans son périmètre. Ça a été furtif.
– Cerbère, murmura pour tout retour Maria.
– Quoi ?
– Le blob de Myriem. On l’avait enterré avec elle…
Le jeune homme sauta dans le trou et atterrit sur la plaque en Fibrociment ; il sortit de sa poche un couteau et tourna une à une les têtes de vis. Puis il revint près de Maria et le bras-constructeur dévoilât le revers de la tôle.
Dans une fosse plus profonde encore d’un bon mètre, le sol formait un arc de cercle et s'échappait suivant deux directions opposées. Au centre de la galerie, un organisme sans début ni fin, sans gueule, sans pétale et sans feuille, sans poil, sans peau peut-être, sans membre distinctif, sans oeil, sans forme mais d’un noir intense, frétillait.
A une centaine de kilomètres de son atelier, son chantier d’extension d’une école était à l’arrêt. Quatre jours plus tôt, la pelle d’un façonneur s’était plantée droit dans une masse dure, en lieu et place de la motte de terre qu’il espérait dégager. Le façonneur avait cru à une pierre ; il n’était pas rare aux abords des mares de retrouver d’anciens ouvrages de lavoirs. Il retira une fine couche de terre et vit se dessiner une ondulation suspecte. Il dégagea davantage l’obstacle et visualisa bientôt une plaque en Fibrociment : ce type d’ouvrage qui ressemblait à une tôle ondulée contenait neuf fois sur dix de l’amiante.
L’école en question avait été établie une trentaine d’années plus tôt, sur les vestiges d’une ferme. Cette ferme faisait partie des nombreuses exploitations intensives en faillite qui avaient semé des ruines industrielles en plein champs. A sa reprise, le site présentait une pollution partielle des terres agricoles, mais les surfaces non artificialisées, généreuses et diversifiées, avaient séduit trois jeunes urbaines. Au regard des quelques dizaines d’hectares dont elles avaient besoin, ce site était aussi le seul qu’elles pouvaient s’offrir. Myriem, Alice et Soula s’étaient alors arrimées à ces anciennes étables de tôles et de polycarbonates jaunies comme un champignon à son tronc décapité. Fébrilement, années après années, l'école des Forêts avait proliféré entre les ruines de ce qui accueillait autrefois des batteries de poulets et de pintades, des silos à grains, des sacs d’engrais, des tracteurs. Les trois fondatrices s’étaient imaginées vivre et se multiplier sur cet ancien site de production, là où d’autres ne voyaient qu’une perte sèche de capital. Les débuts avaient été exigeants : les premiers enfants déambulaient entre les charpentes métalliques découvertes et des bâtiments pour partie effondrés. Puis, petit à petit, des essais de rénovation en tout genre rassemblant des objets, des matériaux et parfois même des espèces jusque-là impensables avaient été tentés.
Les Trois Guignes, comme elles s’amusaient à se nommer alors, organisaient des ateliers d’expérimentation de matériaux et de techniques de construction. Elles essayaient de pallier les difficultés croissantes d’approvisionnement dans le secteur. Leur penchant pour les ruines immobilières avait renforcé les liens avec le voisinage rural : elles récupéraient tout ce qui était récupérable sur les sites destinées à la démolition. L’école avait développé en quelques années un savoir faire sur la conversion des anciens entrepôts métalliques des zones d’activités en déclin. Débarrassés de leurs isolants cancérigènes, les panneaux sandwich en métal étaient désossés et utilisés pour contreventer les murs en torchis. Les Trois Guignes avaient pris le parti de vivre des ruines de ce qu’avait produit le siècle précédent.
Dans le train intercanton qui filait entre les collines verdoyantes, Maria relisait une énième fois le rapport de son équipe sur place. Il précisait les résultats partiels des sondages effectués la veille autour de la découverte. Le géotechnicien avait fini par quadriller l’ensemble de la zone dédiée à l’extraction de la terre pour la construction de l’extension. Les rives et l’entour de la mare servaient depuis vingt ans désormais de ressources pour les constructions en terre crue de l’école. Il y avait eu trois grandes campagnes de construction à partir de cette terre-là.
En arrivant à la gare du Quercy Vert Est, à une dizaine de kilomètres de l’école des Forêts, Maria avait saisi ceci : sur plus de soixante-dix mètres carrés, les sondages révélaient des masses à une profondeur équivalente à celle de la découverte, un mètre sous la surface du sol. La plaque découverte n’était que la première. Lorsqu’elle arriva au dernier virage l’entrainant sur le chemin de l’école, Alice et Soula s’étaient précipitées dans la direction de son vélo : elles l’avaient quasiment fait tomber sur la castine, en balançant leurs bras et tout leur corps contre celui de leur ancienne protégée. Elles courèrent à ses côtés, Soula désactiva sa batterie espérant la faire râler. Ce que Maria fit, de manière prévisible, un ton de voix légèrement plus mûr que lors de ses déambulations dans l’école dix ans plus tôt.
Maria logea son bolide dans la pièce de recharge, à l’entrée du site, avant de rejoindre ses bienveillantes guignes endeuillées de leur Myriem chérie. Au centre de la cour et de la quinzaine de bâtisses de tailles, d’usages et de fantaisies hétéroclites, Alice lui chiffonna ses cheveux gras et mi-longs. Elle s’amusa de sa tenue, trop urbaine à son goût. Soula la questionna sur son trajet depuis Toulouse, lui demandant à plusieurs reprises si elle avait eu le temps de manger correctement. A chaque fois que Maria revenait ici, elle envisageait les lieux depuis ses années adolescentes : les bâtisses rapiécées de tôles, de briques de terre crue ou cuite, de parpaing maintes fois déplacés, de tuiles et de tentures, de tissus, de chanvre et de chaux, se peuplaient de fantômes. Le souvenir de Myriem surgissait d’un appentis et traversait la cour. Les échos d’une voix ferme lui rappelait la manière avec laquelle Myriem transmettait les arts du façonnage aux jeunes apprentis, de tout âge, de tout horizon, venus l’écouter. Le façonnage était un art du tissage et de la composition. Il s’agissait principalement de joindre des choses ou des êtres, dans les bonnes proportions, suivant le ou les bons mouvements et les quantités adéquates. C’était un art premier, un art de justesse. Ceux qui le pratiquaient développaient une appétence pour la combinatoire, l’agencement, les associations. Maria écoutait encore Myriem à chacun de ses pas dans cette cour.
Un peu plus tard, le façonneur qui avait découvert la tôle la conduisit à la mare. Les autres travailleurs, une trentaine, à l’arrêt depuis quelques jours, se rassemblèrent autour du vestige. Ils scrutaient le visage de Maria à la recherche d’une expression leur indiquant l’ampleur de la situation ou l’espoir de sa résolution rapide. La plupart étaient envoyés par les coopératives publiques de construction, par groupe de cinq à dix. Quatre d’entre eux suivaient le programme de réorientation locale, permettant aux travailleurs de Caussade Semences, victimes de l’effondrement des grandes cultures, de se former sur de nouveaux secteurs. Elle constata les “tôles” de Fibrociment, les monceaux de terre rassemblés autour du trou. Elle repéra les sondages qui quadrillaient la zone alentour.
“ Alors ? ”
Alors rien. Maria sentait la colère frémir et se formuler plus précisément à chaque pas erratique autour de la mare. Elle ne savait pas par quel angle aborder le sujet, ni quel était le problème précisément, son périmètre, sa profondeur, ni même si, ce qui menaçait le site et le projet d’extension se trouvait ou non sous leurs yeux.
Devant la découverte de matériaux nocifs, le protocole était le suivant : il fallait convoquer une entreprise spécialisée, découvrir l’ensemble du site exposé, extraire les plaques et les terres polluées soigneusement, les envoyer dans un centre de décontamination, puis procéder au recyclage de ce qui pouvait encore l’être. En imaginant le coût énergétique d’une telle opération et les délais d’intervention, Maria eut le vertige. Elle s’assit sur un terril de terre certainement polluée mais, à ce moment précis, elle n’en avait plus rien à faire.
Ils entendirent soudain un klaxon fuser à plusieurs reprises et résonner dans le cirque géographique qui encerclait l’école. Les forêts de chênes, les prés fourragers et les îlots de maraîchage formaient une ceinture végétale de près d’un demi-kilomètre de largeur autour des bâtisses. Maria remonta de la mare en traversant la serre d’aquaponie et fit signe à Soula de la rejoindre. La sexagénaire était en train de rassembler les plants prêts à être distribués sur la zone sud du site.
“ Ça doit être la coopérative, lui lança à la hâte Soula, notre créneau commence aujourd’hui”… Dans le chamboulement qu’avait provoqué la découverte, Maria en avait oublié le calendrier du chantier.
La presse était attachée à l’arrière d’un camion aussi vieux que Soula. Maria remarqua les nombreuses modifications de motorisation, les ajouts successifs de coffres, de réservoirs, de batteries. Le chauffeur vint à sa rencontre, elle signa le reçu et lui indiqua le hangar de foin, quelques dizaines de mètres en contrebas, derrière les salles de travail de l’école, la salle de conférence et les ateliers de construction. Le foin avait été stocké chez les voisins des alentours. Les maraîchers, les adolescents et les apprentis avaient dégagé l’espace sous la direction d’Alice, dans le but d’entreposer les briques de terre compressée durant les deux mois de leur séchage. La presse devait être disposée à l’entrée, près des alimentations électriques reliées au réseau communal, le seul qui pouvait assurer une continuité de fourniture. Si le coût d’une telle alimentation n’était pas négligeable, Maria avait balancé le budget de l’extension sur deux années scolaires, ce qui équilibrait la consommation du site : l’an prochain, le second-oeuvre serait réalisé sans mécanisation et sans électricité. ll fallait bien compenser.
Les racks s’alignaient sous la charpente de la grange, vides, installés depuis quelques semaines déjà par la coopérative du Quercy Vert : du chantier de la chaufferie collective voisine, les bénévoles les avaient transportés directement à l’école.
Seulement la moitié de la terre nécessaire à l’extension de l’école avait été prélevée. Pourtant le façonnage des briques ne pouvait plus attendre : la presse repartirait dans quelques semaines sur un autre chantier du canton. Maria fixait les silhouettes cadavériques de l’infrastructure de stockage, le regard dans le vide, quand elle sentit soudain une forme de certitude prendre le pas sur la panique. Elle balança son visage vers le drone qui tractait la presse sous le hangar, vit l’engin massif voguer tranquillement en direction de son emplacement final et glissa alors à la Première Façonneuse en charge :
“ Toute la terre déjà rassemblée devant le hangar, considérez-la saine : tamisez-la. Celle qui reste près de la découverte, on n’y touche plus. Tu enchaînes sur le façonnage de ce qui peut l’être, relance les équipes, rappelle les apprentis. On continue. Pour le reste, je m’en charge”.
Elle contourna la presse et le groupe de façonneurs en train de l’équilibrer et de la stabiliser au sol. Elle prit Soula à part, lui indiqua d’un coup de menton la base de vie installée sous le préau du gymnase et lui ordonna d’aller actionner le système de sécurité du chantier.
Maria se dirigea ensuite d’un rythme aussi déterminé que les minutes précédentes vers l’espace de restauration du site, sous les tilleuls, elle interpella le groupe de façonneurs qui sirotait une infusion de menthe poivrée et désigna celui qui avait découvert la tôle.
“ Je suis Dimitri, Maria.
– Bien Dimitri, penses-tu pouvoir m’aider ?
Dimitri roulait ses doigts trempés de boue les uns contre les autres, façonnant de petites billes de terre qui s’épaississaient un peu plus à chaque roulis. Il hocha la tête en signe d’affirmation.
– Suis-moi. Les autres : le façonnage débute, tous au hangar”.
Dimitri emboita les pas de Maria, en silence. Elle semblait possédée par des idées extrêmement vives surgissant à chaque mouvement de tête ou de regard.
Arrivés devant la plaque découverte, Maria commanda un bras-constructeur depuis sa tablette. Dimitri fut surpris : généralement ces engins n’étaient pas utilisés sur les chantiers, leur fonctionnement étant trop onéreux. S’ils restaient obligatoires pour des raisons de sécurité, ils ne sortaient jamais de la base de vie. Le bras mécanique arriva en dévalant le pré qui joignait le gymnase à la mare. Maria positionna l’engin à bonne distance des tôles.
– Tu es sûre de toi, Maria ? lança timidement Dimitri. Cette opération lui coûterait cher, mais elle devait comprendre ce qui l’attendait à quelques centimètres sous terre. Maria hocha la tête et tous deux entamèrent la saisie. Une à une, le bras articulé désengonça les plâques entassées, jusqu’à la dernière, qui resta bloquée.
– Elle est vissée, regarde ! s’exclama Dimitri.
Ce détail était plutôt inattendu. S’il s’agissait d’un enfouissement sauvage, la dernière “tôle” n’aurait pas plus que les précédentes, été fixée. Elle regarda les plaques extraites des profondeurs, étalées les unes à côté des autres, gauches, lessivées. Lessivées comme si quelque chose ou quelqu’être vivant les avaient longuement parcourues ou frottées. Maria se précipita sur la plus éloignée et examina une ombre plus profonde que les autres à la surface de l’onde centrale. L’ombre en question n’était pas fixe et déterminée, comme attendu : elle vibrait. Elle ne semblait pas non plus reliée à une chose en particulier. Elle n’avait pas de source, elle était indépendante. Maria se pencha plus près encore et avança son doigt à la surface de la tâche : à l’approche du coussinet de peau, l’ombre se rétracta légèrement. Au bout de l’index, une sorte de fourmillement fit sursauter Maria, elle retira sa main, puis son visage, elle entreprit de viser chaque plaque de Fibrociment, elle inspecta les coins, les tranches, les surfaces, et devant chaque ombre un peu plus suspecte que les autres, elle approcha son oeil et son doigt.
Dimitri se rapprocha de la dernière tôle extraite et se concentra sur l’empreinte que les têtes de vis avaient laissées : il distingua des traces noires et disparates et, si le phénomène restait marginal, presque indiscernable, il jura bientôt à Maria :
“ Je ne sais pas comment dire autrement : l’ombre à fait des écarts, puis elle est revenue dans son périmètre. Ça a été furtif.
– Cerbère, murmura pour tout retour Maria.
– Quoi ?
– Le blob de Myriem. On l’avait enterré avec elle…
Le jeune homme sauta dans le trou et atterrit sur la plaque en Fibrociment ; il sortit de sa poche un couteau et tourna une à une les têtes de vis. Puis il revint près de Maria et le bras-constructeur dévoilât le revers de la tôle.
Dans une fosse plus profonde encore d’un bon mètre, le sol formait un arc de cercle et s'échappait suivant deux directions opposées. Au centre de la galerie, un organisme sans début ni fin, sans gueule, sans pétale et sans feuille, sans poil, sans peau peut-être, sans membre distinctif, sans oeil, sans forme mais d’un noir intense, frétillait.